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Histoire Géographie, Géopolitique du Monde Contemporain
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24 janvier 2018

TR n°13: L’EUROPE, sortie de L’Histoire ?

L’EUROPE, sortie de L’Histoire ?

« Au plan de l’Union comme des États membres, il faut rompre avec la tentation du renoncement. Se réformer ou sortir de l’Histoire tel est le choix cardinal auquel se trouvent confrontées l’Europe, ses dirigeants et ses citoyens. » (Nicolas Baverez, L’Expansion, juin 2015)

La polycrise (Guy Verhofstadt, Le mal européen, 2016) de l’Union européenne se nourrit de symptômes qui dépassent le cadre de la zone euro : conflits entre les États européens provoqués par l’arrivée massive de réfugiés et de migrants économiques, remise en cause des accords de Schengen et de la convention de Dublin, montée des populismes, stagnation économique, le Brexit enfin qui pourrait faire des émules. Tout démontre la profondeur de la crise multiforme dont souffre l’Union européenne. Elle relance les débats de fond sur l’équilibre entre transferts de souveraineté et intérêt national, entre élargissement et approfondissement et sur la finalité même du projet européen comme de son caractère réputé irréversible. L’Union, bloquée sur tous les fronts, engagée dans une impasse doit procéder à un profond aggiornamento politique quant à ses objectifs et son avenir.

L’Union européenne face à ses polycrises : une sortie de l’Histoire programmée

La crise économique et financière a touché de plein fouet les Européens : le PIB par habitant n’a progressé que de 0,38 % entre 2009 et 2015, passant de 25 000 euros à 26 300 euros. Et encore faut-il souligner que cette moyenne masque de grandes disparités entre la Pologne, où le PIB par habitant a progressé de 18 %, et Chypre où il a chuté de près de 19 % – sans parler du cas extrême de la Grèce. Cette situation économique a rythmé la vie politique des pays membres depuis le début des années 2010, l’échelon européen étant considéré comme le plus efficace pour y répondre. De nombreux mécanismes ont été inventés : two pack, six pack, Fonds européen de stabilité financière (FESF), Mécanisme européen de stabilité (MES), Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance de la zone euro (TSCG ou Fiscal Compact). Ces instruments ont produit deux effets : d’une part, ils ont mis en évidence l’importance de l’échelle européenne dans les décisions budgétaires nationales ; d’autre part, ils ont lancé le débat sur la solidarité intra-européenne avec la problématique des aides à fournir aux pays en difficulté. Tout en posant la question de l’irréversibilité de la zone euro, cette crise a mis en évidence l’existence de forts déséquilibres internes à la zone. Surtout, mal expliqués, les instruments créés (qui au demeurant renforçaient l’intégration économique de la zone euro largement laissée de côté lors de la création de la monnaie unique) ont produit des conséquences néfastes. La réaction des opinions publiques fut radicale dans les deux sens : incompréhension du manque de solidarité pour les uns, incompréhension du besoin de solidarité pour les autres.
Les perspectives de croissance du FMI pour 2017 ne semblent guère enthousiasmantes : la croissance de la zone euro devrait connaître cette année un fléchissement (entre 1,3 % et 1,5 % en 2017 après 1,6 % en 2016 et presque 2 % en 2015). Au-delà de la zone euro, le Brexit apparaît comme « le symptôme du consensus chancelant en ce qui concerne les avantages d’une intégration économique », note le rapport du FMI sur les « Perspectives économiques mondiales ». Plus prosaïquement, Joseph Stiglitz (L’euro. Comment la monnaie unique menace l’avenir de l’Europe, 2016) reconnaît que la zone euro a un problème de structure qui tient au fait qu’une union monétaire ne fait pas converger les économies qui la composent. Au contraire, elle accentue les déséquilibres initiaux, ce qui nécessite des mécanismes de solidarité pour les gérer. Or, comme ces mécanismes n’existent pas, les politiques d’austérité, résultats du « fédéralisme tutélaire » et de la « doctrine de Berlin » ont achevé de tuer l’emploi et la croissance.

La fin de l’Europe sans frontières

Le rétablissement des contrôles aux frontières intérieures de l’Europe, voire leur fermeture en Europe centrale et de l’Est, ont été la conséquence directe de l’afflux de réfugiés et de migrants. 80 % d’entre eux sont arrivés par la Grèce et la mer Égée rendant inapplicable le règlement de Dublin II (2003) selon lequel la demande d’asile doit être traitée par l’État où le requérant a fait son entrée. L’hermétisme de l’Union européenne a mis en évidence l’absence de solidarité intra-européenne et le refus des sociétés est-européennes de s’ouvrir à l’immigration alors qu’elles exportent leur main-d’œuvre… Le refus du Groupe de Visegrad en 2015 et 2016 d’accepter la répartition d’une partie des réfugiés arrivés dans l’UE (160 000) en constitue le symbole édifiant. En rétablissant les contrôles aux frontières et en érigeant des « frontières barbelées », les PECO ont fait exploser le système Schengen. L’absence d’ambition géopolitique en matière de sécurité et de défense, alors que l’Europe n’est plus entourée d’un « ring of friends » mais plutôt d’un anneau de feu, témoigne aussi de cette tentation de déconstruction que le retour aux barbelés semble tristement démontrer.
Face à tous ces défis, la solidarité se délite, les Européens semblent de plus en plus convaincus que l’échelle nationale est mieux adaptée pour assurer la protection sécuritaire, la prospérité économique et l’identité collective.

Du Brexit à l’exit option généralisée ?

Si la polycrise traduit à la fois le manque de solidarité entre Européens et une tentation de fuite en avant vers le cadre national, le Brexit en est l’incarnation suprême. Par le vote du 23 juin 2016, près de 52 % des Britanniques ont voté en faveur d’une sortie de leur pays de l’Union, se désolidarisant ainsi de cette dernière au moment où elle traverse la pire crise de son histoire. L’incapacité des remainers à développer autour de David Cameron un « narratif positif » à son endroit en dit long sur l’état de l’Union. Le divorce était pourtant consommé ! Entre les multiples opting-out accordés au Royaume-Uni (Bloody Budgetary Question des années 1970 aux années 1980, Union économique et monétaire, Schengen, Charte des droits fondamentaux) et l’obtention en février 2016 que l’objectif « d’une union toujours plus étroite » ne s’appliquait plus au Royaume-Uni, ce dernier a toujours eu un pied hors de l’UE. Le Royaume-Uni résume de façon syncrétique la problématique des États européens. Il ne conçoit pas de devoir renoncer à sa position géohistorique, ni à son orientation vers le « grand large ». Fidèle à la théorie des « trois cercles » formalisée dès 1948 par Winston Churchill, le Royaume-Uni se trouverait à l’intersection de trois cercles : les pays blancs de langue anglaise, l’Europe et les pays du Commonwealth… sans appartenance exclusive à l’un des trois cercles. Et, s’il fallait vraiment choisir, Churchill avait prévenu que ce serait le « grand large » ! Telle est donc la matrice des relations entre le Royaume-Uni et la construction européenne qui expliquent que ce pays ait toujours entretenu une sorte d’appartenance off-shore, préférant une vaste zone de libre-échange à une Europe politiquement intégrée. Le Brexit constitue un symbole fort couronnant un temps de doutes, de fragmentations et de tensions. Les « micronationalismes » et les « nationalismes régionaux » (Béatrice Giblin) pourraient s’engouffrer dans la brèche de l’abandon du projet européen. Jusqu’à présent, le cadre européen, s’il peut faciliter ces phénomènes (Catalogne, Pays basque, Flandre, Écosse…) les retient néanmoins, nul ne pouvant ignorer en effet que l’accès à l’indépendance ne garantit pas l’entrée dans l’Union (même si l’indépendantisme écossais présente l’UE comme l’avenir d’une Écosse souveraine).

L’Union européenne dans l’impasse : la fin de l’Histoire

L’Union européenne est apparue également comme un problème dans la mondialisation, non seulement sur les questions de souveraineté (CETA, TTIP), mais aussi sur celle du contenu et de ses orientations politiques. L’Europe unie est perçue comme partie prenante d’une mondialisation subie et donc néfaste (délocalisations, chômage, menace sur les systèmes de protection sociale). L’UE ne serait ni un atout, ni un rempart mais seulement un promoteur de la mondialisation dans ses aspects les plus douloureux pour les populations. Et, de l’aveu de Pierre Moscovici, commissaire européen aux Affaires économiques et financières, « si l’Europe souffre, ce n’est pas d’être trop ouverte, mais d’être insuffisamment armée dans la mondialisation1 ».
Le véritable paradoxe réside dans le fait qu’au moment où ils viennent de dire non à l’Europe, les Britanniques n’ont jamais été aussi proches dans l’expression de leurs émotions des Européens eux-mêmes, voire de l’ensemble des citoyens du monde démocratique, y compris les citoyens américains. Pour Dominique Moïsi, « avec ce vote, la Grande-Bretagne est moins que jamais une île, elle devient l’avant-garde, sinon le porte-parole d’un ensemble qui, de l’Europe aux États-Unis en passant par les Philippines dit “Non”, en vrac et de manière syncrétique, à la mondialisation, à ses élites, à la croissance des inégalités et à l’existence de l’Autre à ses côtés, comme dimension incontournable de la réalité quotidienne2 ». La France n’est pas épargnée par le phénomène au point que les élections présidentielles de mai prochain pourraient voir surgir un clivage « nationaux/patriotes/protectionnistes » versus « mondialistes/libre-échangistes/européanistes » en lieu et place de l’opposition classique gauche-droite. Ce qu’écrivait la député pro-européenne Jo Cox avant d’être assassinée est à cet égard riche d’enseignements : « Permettez-moi de dire, d’entrée de jeu, qu’il n’y a aucun mal à être préoccupé par l’immigration […]. Ils sont simplement inquiets des pressions qui pourraient peser sur les cabinets médicaux ou sur les écoles, inquiets des changements qui pourraient affecter les centres-villes tels qu’ils les ont connus jusqu’ici, ou alors ils craignent de ne pas pouvoir concurrencer les travailleurs immigrés dans la course à l’emploi3. » On ne sera guère étonné de constater l’influence croissante des partis eurosceptiques. Ceux-ci se rejoignent sur deux points : d’une part, le discours anti-establishment, et d’autre part, la critique de l’Union européenne. Depuis les élections de 2014, ils ont enregistré des succès significatifs dans plus de la moitié des pays européens (les partis populistes de droite représentent 23 % des députés européens). Certains partis conservateurs comme le Parti du Droit et de la Justice (PiS) de Jaroslaw Kaczynski en Pologne ou le Fidesz de Viktor Orban en Hongrie défendent des positions assez proches… n’hésitant pas à transformer leurs systèmes politiques en « régimes illibéraux ».

L’échec de l’Europe postdémocratique

La construction européenne s’est donnée pour ambition de libérer le Vieux continent des drames de l’Histoire et de domestiquer les rapports étatiques. Dans les années 1950, la construction européenne est d’abord le choix d’un homme : Jean Monnet. Selon ses plans, elle s’est faite par le marché, sous la tutelle des États-Unis et par des institutions non élues et technocratiques4. L’Europe institutionnelle est restée ainsi marquée par ce péché originel… celui d’une fédéralisation masquée sous le terme de supranationalité, les intérêts nationaux étant presque toujours assimilés à des « égoïsmes nationaux ». Elle a été conçue comme un instrument de relégitimation des États européens après la faillite des années 1914-1945. Le prix à payer fut celui de leur insertion dans un cadre juridico-institutionnel qui les subordonne. L’Europe ainsi unie s’est donc développée jusqu’aux années 1980 avec l’accord tacite des citoyens européens (le fameux consensus permissif). Le projet apparaissait même positif. Les premiers signes d’effritement remontent aux années 1980 avec le marché unique et l’immixtion croissante de l’Europe dans le fonctionnement de nos sociétés et dans les choix politiques nationaux. Construite initialement contre les nationalismes et les jeux politiques, elle s’est vite transformée en machine technobureaucratique, procédant par normes et utilisant un langage abscons. Cette Europe unie semble avoir pris comme modèle celui de la « souveraineté limitée », une doctrine inventée par Léonid Brejnev pour justifier la satellisation des pays du Pacte de Varsovie par l’URSS. De la loi El Khomri, dont les principes ont été discutés par les gouvernements français, allemand et la Commission européenne, à la Grèce, dont les budgets doivent être validés par la Troïka en passant par l’Espagne et le Portugal menacés chaque année de sanctions, l’Union européenne présente ainsi tous les attributs d’une tyrannie des experts (« une autocratie postdémocratique » selon Jürgen Habermas) et de « bureaucrates sans visage » (Dani Rodrik) plutôt que ceux d’un pouvoir par les peuples pour les peuples ! Cette réalité confirme une autre tendance lourde : les politiques européennes peinent de plus en plus à convaincre. La multiplication des sommets (12 en 2015 par Donald Tusk) n’a pas vraiment changé la donne et l’Europe avance désormais « comme un somnambule qui marche vers la falaise5 ».
Assimilée à une machine qui viendrait « broyer les peuples dans une purée de marrons » (Charles de Gaulle), la Commission de Bruxelles aurait dépossédé les États de leurs prérogatives en se substituant aux droits nationaux, sans pour autant répondre aux défis de notre époque. Pour Jacques Sapir6, le peuple ne peut pas se projeter dans une action collective car il se trouve dépossédé de sa souveraineté qui a été abandonnée à d’autres instances sans véritable légitimité démocratique : « Projet sui generis où les dirigeants s’exonèrent de tout contrôle démocratique, veulent supprimer la possibilité d’une contestation en légitimité et enterrent ainsi le principe de souveraineté nationale. » Pour cet auteur, l’Europe vit un « moment souverainiste » qui s’exprime à travers un conflit de souveraineté provoqué par le décalage entre le cadre classique de la souveraineté (État-nation) et le lieu du pouvoir réglementaire et normatif (Bruxelles)…Un décalage qui devient insupportable pour les peuples. Pour briser ce conflit de souveraineté, l’auteur préconise de remettre le « curseur » démocratique sur la communauté nationale.
La question démocratique apparaît donc primordiale. L’Allemagne est bien placée pour le savoir. Jusqu’à présent, l’Europe a échappé à un conflit de juridiction entre la Cour constitutionnelle de Karlsruhe, gardienne de la Grundgesetz (la Loi fondamentale) et la Cour de justice des communautés européennes (CJCE) dans l’interprétation du droit européen. La Cour de Karlsruhe a finalement accepté le programme des OMT (Outright Monetary Transactions) qui contrevient pourtant à la clause du no bail out. Il n’empêche : dans un arrêt fameux, elle a prévenu que tout « ce qui entraînerait une augmentation ou une dérogation aux compétences de l’UE ou un changement de procédure nécessitera la codécision du Bundestag et éventuellement du Bundesrat ». Selon la Cour, la composition du Parlement européen « viole le principe démocratique de l’égalité devant les urnes » dans la mesure où le calcul de la pondération des voix au Conseil ne reflète pas le poids démographique.
Les critiques de Jean-Pierre Chevènement sont à peu près semblables. Le Parlement européen n’est pas un parlement susceptible d’exprimer une volonté générale en l’absence de demos européen. Tout au plus s’agit-il, à ses yeux, de la « juxtaposition de la représentation de 27 peuples européens ». C’est pourquoi Jean-Pierre Chevènement préconise un Parlement européen composé de députés élus dans les parlements nationaux afin de « constituer une assemblée européenne légitime » où « l’influx démocratique circulerait en provenance des parlements nationaux et les débats, au sein de ceux-là, seraient irrigués par les problématiques européennes développées à Strasbourg ou à Bruxelles7 ».
Ces arguments sont acceptables mais réversibles car les pro-européens proposent un « grand saut fédéral », une sorte de souverainisme européen afin de mettre en harmonie la souveraineté populaire et les institutions. Reprenant les idées d’Heinrich von Brentano, ministre allemand en charge des négociations du traité de Rome, Guy Verhofstadt préconise une architecture souple et compréhensible avec la Commission comme gouvernement procédant de deux chambres législatives, le Sénat des États et le Parlement des peuples8. Mario Monti, pourtant partisan du « saut fédéral », admet néanmoins que « si l’on propose aux peuples un grand saut fédéral pour devenir les États-Unis d’Europe, ils refuseront. Il faut agir de façon pragmatique et ne pas exiger des transferts de souveraineté qui seraient perçus comme un pouvoir accru de Bruxelles9 ».
Le déficit démocratique ne se situe pourtant pas tant au niveau européen qu’au niveau national. Rares sont les élus qui expliquent l’impact de l’UE sur le pacte démocratique national. Et, comme l’explication n’est pas faite, il en résulte une délégitimation de l’Europe qui se traduit au pis par l’incompréhension des politiques, au mieux par une attitude indifférente à son égard.
Au-delà du divorce entre les peuples et les élites, on observe deux autres types de divorce à l’échelle de l’Union européenne. Ils expliquent l’existence de deux géographismes. Il s’agit d’une part du divorce entre le Nord et le Sud. Il est symbolisé par l’opposition de tailles, de cultures et de résultats entre la Grèce et l’Allemagne. D’autre part, le divorce Est-Ouest, entre pays de culture démocratique plus récente et donc plus fragile, comme la Hongrie ou la Pologne, et pays appartenant au club des membres fondateurs, confrontés eux aussi à la montée des populismes, permet de comprendre la disparité des attentes au sein de l’UE. La situation des PECO est à cet égard édifiante. Ils affirment avoir rejoint un projet civilisationnel. Or, dans de nombreux cas, c’est davantage l’ancrage aux structures euro-atlantiques qui les intéressait. Ces pays n’ont pas vu l’Union européenne comme un projet de paix ou de prospérité, mais plutôt comme un espace accélérateur de réformes économiques jusqu’en 2009 et comme un espace de protection face à la crise au début des années 2010. La crise des réfugiés a servi de révélateur du fossé qui séparait les pays européens dans la perception du projet européen. Refusant de jouer le jeu de la solidarité sur cette question, ces pays ont seulement perçu l’Union comme « un tiroir-caisse », un « self-service où l’on prend des fonds structurels et où l’on accède au marché intérieur10 ».

Réenchanter l’Histoire : la réincarnation du rêve européen

Un retour aux fondamentaux

Paradoxalement, la situation actuelle peut être une chance. La sortie du Royaume-Uni pourrait donner un élan novateur à un projet européen mieux défini. Pour Michel Rocard, elle était même souhaitable puisque « pour peser dans ce monde brutal puisqu’humain, il n’est que deux conditions. Un, la taille, nous l’avons. Deux, la capacité de décision. Nous, les Européens, nous la sommes laissé interdire… Le départ de la Grande-Bretagne est la condition permissive à la reconstruction d’une Europe qui puisse et sache décider. Pourquoi les pro-Européens n’ont-ils jamais osé le dire11 ? ». Cependant, précipiter une relance de l’Europe serait sans doute contre-productif. La refondation du projet repose sur les réponses à apporter à quelques questions simples : quel est le sens du projet européen ? Quels sont les projets que les pays européens peuvent mener en commun ? Ces questions sont sans doute plus essentielles que celles que l’on entend trop souvent : comment réduire le déficit démocratique ? Comment renforcer l’intégration ? Le débat sur la construction européenne a longtemps été interdit par une mémoire collective qui visait à disqualifier les nations comme instances de décision et de démocratie, à développer les mécanismes de décision échappant aux peuples, à valoriser une Europe postdémocratique brandie comme un « brevet de pacifisme12 » et à survaloriser le « saut fédéral ». Sortir de la procrastination suppose d’ouvrir des débats d’abord aux échelles nationales sur les enjeux des avancées à réaliser dans le cadre de l’Union. Elle nécessite une pédagogie adaptée en direction des citoyens. Nolens, volens, l’Europe ne sera jamais une Europe fédérale. Elle se sauvera par ses nations coopérant entre elles et mettant ensemble, quand il le faut, leurs compétences. C’est sans doute la raison pour laquelle à l’approche du 60e anniversaire du traité de Rome, le sommet de Malte qui s’est tenu le 3 février 2017 a permis de relancer les coopérations renforcées et donc l’idée d’une Europe à géométrie variable pour les pays qui souhaitent pousser davantage l’intégration. Angela Merkel y a tenu les propos les plus clairs, insistant sur le fait « qu’il y aura une Union européenne à différentes vitesses » et que « tous les États ne vont pas participer à chaque fois à toutes les étapes de l’intégration13 ». Au demeurant, le communiqué final a précisé que « les différentes voies de l’intégration et de la coopération renforcée fournissent des réponses efficaces aux défis qui touchent les États membres de façon différente ».

Sortir de la procrastination par la définition de priorités

L’Europe doit recentrer ses ambitions sur l’essentiel : industrie, sécurité, énergie et rompre avec la manie de tout vouloir réglementer. Trois dossiers semblent aujourd’hui prioritaires :
1. une feuille de route précise pour le Brexit, assortie d’une pause prolongée dans le processus d’élargissement ;
2. le lancement d’une Union pour la sécurité avec pour objectifs la lutte contre le terrorisme, la reprise du contrôle des frontières extérieures et une politique lisible du droit d’asile ;
3. le renforcement de la zone euro via la convergence sociale et fiscale. Cette convergence pourrait être fondée sur la variation limitée autour d’une norme centrale, à l’image de ce que fut le système monétaire européen. Eu égard à de trop fortes disparités, on pourrait même préconiser le remplacement de la monnaie unique par une monnaie commune. C’est l’idée défendue par Franck Dedieu dans Casser l’euro pour sauver l’Europe (2014). Elle consiste à remplacer la monnaie unique par une monnaie commune. Les monnaies nationales seraient définies par rapport à l’euro avec un taux de change fixe mais ajustable. La convertibilité interne (entre monnaies nationales) se ferait au guichet de la BCE au taux de change en vigueur. La convertibilité externe s’effectuerait en deux temps : d’abord via le pivot de la BCE (euro-franc/euro) puis, ensuite une convertibilité externe euro-dollar. Ce système favoriserait l’ajustement entre pays excédentaires et déficitaires : les premiers seraient autorisés à procéder à une réévaluation de leur monnaie par rapport à l’euro, les seconds pouvant procéder à une dévaluation. C’est aussi la question des transferts entre pays membres qui se trouve posée. Déjà, en 1969, Peter Kenen avait souligné l’importance des dépenses fédérales dans une union monétaire14. Huit ans plus tard, le rapport MacDougall allait dans le même sens. Et l’exemple étatsunien montre que le dispositif budgétaire dépend de l’articulation des échelles (fédération et états fédérés). Ainsi, dans son discours de réception du prix Nobel en 2011, Thomas Sargent a-t-il montré que le transfert des dettes des États fédérés vers la Fédération (1790) s’est accompagné du pouvoir de lever l’impôt à l’échelle fédérale (soit une union budgétaire). Thomas Sargent accepte l’idée qu’une union monétaire peut précéder une union budgétaire mais précise que l’une ne peut aller sans l’autre indéfiniment. Il resterait donc à mettre en place cette « union des transferts » au moins pour la zone euro.
L’idée d’une « Europe européenne » a du sens au xxie siècle. Elle pourrait nourrir une vision humaniste et la replacer dans l’Histoire après un siècle d’éclipse. Or, ce projet n’est possible que par le binôme franco-allemand, seul capable d’éviter les fractures entre l’Europe méditerranéenne et l’Europe du Nord. Au-delà, il doit permettre de nouer des partenariats dans notre voisinage et à l’échelle du monde.

Le couple franco-allemand, moteur d’un retour dans l’Histoire

Au fil des polycrises s’est posée la question de la coopération franco-allemande. Ce couple est-il encore en mesure d’entraîner ses partenaires ? Si les deux pays ont la plus grande difficulté à exercer une fonction motrice en Europe, ce n’est pas à cause des divergences de vues qui ont toujours existé entre les deux pays (sur le rôle du Royaume-Uni, sur la politique agricole commune, sur la réunification allemande, sur l’Europe fédérale défendue par Helmut Kohl contre l’Europe des nations souhaitée par François Mitterrand) mais en raison de l’existence d’une asymétrie entre les deux pays. Pour Nicolas Baverez, « l’Allemagne, leader par défaut d’un continent à la dérive, et la France, qui en est l’homme malade, ont une responsabilité majeure, et dans le naufrage de l’Europe et dans sa refondation potentielle15 ». Le déséquilibre entre les deux pays s’est accentué depuis la crise des dettes souveraines en regard de l’aggravation des divergences de trajectoires économiques. De facto, l’Allemagne se trouve ainsi en position dominante non seulement par rapport à la France mais aussi par rapport à l’ensemble des autres pays européens. Elle pèse désormais bien plus que son allié traditionnel. Cette bilatéralisation (Allemagne/reste de l’Europe) des relations européennes a trouvé son expression cardinale au moment de la gestion de la crise grecque et de celle des réfugiés. Dans cette dernière crise, c’est Berlin qui a pris l’initiative de l’accord négocié en mars 2016 avec Ankara. Cette situation nouvelle a un impact profond sur le traditionnel équilibre franco-allemand puisqu’elle suscite en France crispations, frustrations et irritations. En réalité, nul n’a intérêt à ce que l’Allemagne ait une position dominante en Europe. Ni la France, dont l’influence se trouve ainsi diluée et où le rejet du projet européen ne cesse de gagner du terrain. Ni l’Allemagne, dont le nouveau leadership la place dans une posture inconfortable l’obligeant à assumer seule des décisions contestées. Ni bien sûr l’Europe qui se trouve ainsi sclérosée par l’absence d’accords franco-allemands pour faire face aux défis actuels. Si les tendances actuelles se poursuivaient, « la puissance allemande deviendrait un problème existentiel pour l’Union européenne. Non pas uniquement pour la France, mais pour toute l’Europe16 ». Il semble donc impératif d’aider l’Allemagne à résoudre son épineuse équation historique, « trop grande pour ne pas chercher à dominer l’Europe mais trop petite pour y parvenir », afin de revenir rapidement à un leadership partagé. Le Brexit peut-il dans ces conditions favoriser la consolidation du couple franco-allemand ? La réponse semble positive a priori car le départ programmé du Royaume-Uni laisse à nouveau France et Allemagne en tête-à-tête avec l’immense responsabilité de (re)créer le leadership qui avait tant réussi à l’Europe. Les divergences ne disparaîtront pas du jour au lendemain mais c’est sans doute la dernière chance pour l’Union européenne. Dans ces conditions, la référence aux « trois cercles » de Winston Churchill serait, selon Maxime Lefebvre, pertinente17. En premier lieu, le cercle européen que la France et l’Allemagne doivent consolider de concert : marché intérieur, monnaie unique, espace de libre circulation des personnes. Les deux pays peuvent se mettre d’accord pour envisager une pause prolongée dans le processus d’élargissement. France et Allemagne doivent également poursuivre l’approfondissement de la construction européenne sur le plan de la sécurité intérieure (contrôle des frontières, lutte contre le terrorisme, politique commune du droit d’asile et de l’immigration) tout en tenant compte de l’avis des partenaires qui s’accommoderont mal d’un condominium franco-allemand. En second lieu, le cercle occidental où France et Allemagne pourraient promouvoir un pôle autonome et moteur dans l’Alliance atlantique. L’Union européenne continuerait ainsi d’être « un vecteur de mise en œuvre de la politique occidentale, conçue entre les États-Unis et les principaux pays européens ». Néanmoins, avec le départ du Royaume-Uni, les formats occidentaux de concertation (« Quad » associant États-Unis, France, Allemagne, Royaume-Uni, OTAN et G7) continueront à s’imposer à l’UE plutôt que l’inverse. Enfin, le cercle mondial au sein duquel France et Allemagne disposent d’atouts. Pour la France, il s’agit d’atouts stratégiques (arme nucléaire, capacités de projection de ses forces, membre du P5). Pour l’Allemagne, il s’agit avant tout d’atouts économiques. Son statut de puissance économique peut en faire un interlocuteur valable de la Chine, de l’Inde et des grands émergents. Il est possible qu’aucune des deux puissances ne renonce à ses priorités. Mais ce nouveau face-à-face – s’il est annonciateur de difficultés – est également porteur d’espoirs. La situation issue du Brexit oblige par conséquent les deux partenaires à mieux se comprendre et à mieux se connaître. Rétablir une relation équilibrée entre les deux pays apparaît pour le bon fonctionnement de l’Union comme une priorité absolue qui dépend de Paris et de Berlin… en aucun cas de Bruxelles ! Dont acte !
Soixante ans après la signature des traités de Rome, l’Union européenne se trouve dans une situation critique. Même si elle s’est construite par les crises (Jean Monnet), elle risque de disparaître sous la multiplication des chocs. Dans ce contexte, le Brexit doit être en mesure de susciter un débat sur la nature du projet européen, car « l’idée européenne n’est pas un sentiment premier, comme celui de l’appartenance à un peuple, elle n’est pas originelle et instinctive, mais elle naît de la réflexion, elle n’est pas le produit d’une passion spontanée, mais le fruit lentement mûri d’une pensée élevée » (Stefan Zweig, Le Monde d’hier. Souvenirs d’un Européen, 1944).

Écrit pour Espace Prépas par: 

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